À Lannilis autrefois, la poterie malade du plomb

Bourg de la poterie - Redon

Lannilis, petite commune du Nord-Finistère, a abrité pendant des siècles une importante communauté potière qui n'a décliné qu'au début du XXe siècle pour disparaître définitivement en même temps que son dernier représentant, François Cueff, en 1955. Jacques Cambry, dans son livre Voyage dans le Finistère ou état de ce département en 1794 et 1795, signale alors « cinquante ou soixante poteries dans les communes de Lannilis et de Plouvien » et précise : « Les poteries très communes, vernissées ou non vernissées se cuisent avec des bruyères et de mauvaises landes ». C'est précisément le procédé de vernissage très rudimentaire à base de plomb, pratique ancestrale venue tout droit du Moyen Âge, qui provoquera des tensions persistantes entre l'administration préfectorale et la communauté potière tout au long du XIXe siècle. La science et la médecine ont fait des progrès, suffisamment pour faire le lien entre un vernis au plomb tout juste fondu et les maladies, comme le saturnisme, imputables à l'ingestion de cet élément métallique mal fixé et trop facilement libéré par l'usage quotidien de cette poterie rustique.

L'enquête des préfets

Déjà en 1805, par une circulaire envoyée aux préfets le 19 juillet, le ministre de l'Intérieur Champagny lance une enquête dont le but avoué est de supprimer le plomb et l'étain des glaçures. Il poursuit ainsi le travail de l'Académie des sciences qui, dès 1787, avait créé un prix pour « une vaisselle sans risque », c'est-à-dire sans plomb. En réalité, la motivation première de Champagny tient à ce « que la fabrication est au désavantage de notre balance de commerce par l'emploi qui s'y fait du plomb et de l'étain que l'étranger nous fournit en grande partie ». Ensuite seulement il ajoute : « il est reconnu d'ailleurs que leur usage est nuisible à la santé ». Cette enquête des préfets dure jusqu'en 1810 et se fait sous l'égide d'Alexandre Brongniart, administrateur de la Manufacture de Sèvres. Celui-ci confie son dépouillement au géologue et chimiste Jacques Fourmy et y trouve matière pour un futur musée et son célèbre traité.

C'est par une lettre en date du 15 mai 1809 que le préfet du Finistère, Gabriel-Honoré de Miollis, transmet au ministère de l'Intérieur les résultats de son enquête. Il signale que le maire de Lannilis, le comte Jean de Kerdrel, y affiche déjà sa réticence à tout changement et doute « qu'on rendît un service au pays en perfectionnant le genre de poterie adapté, parce qu'on priverait le cultivateur de la seule vaisselle qui lui est propre et dont la modicité du prix lui permet de faire usage ». Le maire de Lannilis indique que la vente des « poteries grossières » fabriquées dans sa commune et celle de Plouvien fait vivre au moins mille individus. Ce nombre paraît nettement surestimé car en réponse à une demande de renseignements statistiques du sous-préfet de Brest en date du 19 décembre 1811, le même Jean de Kerdrel écrit que dans sa commune « dix-sept familles s'occupent de ce genre d'industrie ». On y apprend que chaque famille possède son propre four et produit en moyenne deux « charges de chevaux » par semaine pour une valeur d'environ quatorze francs.

Cette enquête des préfets n'aura guère de suites, du moins pour les potiers de Lannilis qui ne changeront en rien leur mode de fabrication et d'émaillage au plomb. Le répit va durer un demi-siècle.

Premiers cas d'empoisonnements, premier arrêté préfectoral

C'est en 1858 en effet que resurgit brutalement le problème du vernis plombeux. Le 25 octobre, Hyacinthe-Martin Bizet, maire de Brest, reçoit une lettre du docteur Lefèvre, directeur du service de santé de la Marine. Celui-ci lui signale avoir reçu dans son service à l'hôpital de la Marine à Brest « plusieurs hommes atteints d'accidents d'intoxication saturnine déterminée par l'usage habituel d'une boisson dite piquette qui est préparée dans des vases en terre recouverte d'un vernis dû à un composé plombique […]. Je me suis assuré que la cause était bien le vernis des poteries grossières dites de Lannilis dont l'usage est généralement répandu parmi les classes les plus malheureuses de la population ». Il ajoute, et cela ne sera pas sans incidence : « Il serait facile, je crois, de substituer au mode de vernissage usité aujourd'hui […] des préparations qui n'auraient pas l'inconvénient de celle dont on se sert ».

Le maire transmet ce courrier au sous-préfet de Brest qui, lui-même, dès le 29 octobre, en informe Charles Richard, préfet du Finistère. Dès le 3 novembre, le préfet écrit au ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, Eugène Rouher, en lui demandant s'il ne serait pas possible « de proscrire d'une manière absolue l'usage des composés plombiques dans le vernissage des poteries ». La réponse du ministre arrive le 30 décembre. Le cas brestois a été soumis au comité consultatif d'hygiène publique qui, dans sa séance du 13 décembre, « a exprimé l'avis que le plomb doit être absolument proscrit dans la composition des vernis […] d'autant plus qu'il peut être suppléé par d'autres substances tout à fait inoffensives et notamment par le sel marin... ». En conséquence le ministre invite le préfet « à user des pouvoirs que la loi lui confère pour interdire, dans l'intérêt de la santé publique, l'usage des composés plombiques dans le vernissage des poteries destinées à la préparation et à la conservation des aliments ». C'est ce qui est fait par arrêté préfectoral le 6 janvier 1859.

Les réactions ne se font pas attendre. À Quimper d'abord où Hyacinthe Droniou, au nom de la société La Hubaudière et Cie dont il est le gérant, répond au préfet en ces termes : « Nous accomplirons ce pénible devoir malgré les désastreuses conséquences d'une mesure aussi subite, à moins que vous ne puissiez nous accorder un délai qui, mettant notre responsabilité à couvert, nous donne le temps pour vous présenter un mémoire sur la question... ». En effet, l'argument technique de cet arrêté qui prétend remplacer le plomb par le sel marin ne tient pas. C'est ce que ne manque pas de souligner, autre réaction, le maire de Lannilis, Augustin Morvan, dans un courrier adressé au sous-préfet de Brest. Nous n'avons pas la teneur de cette lettre mais le commentaire du sous-préfet accompagnant sa communication au préfet de Quimper : « Les accidents sont plus nombreux et plus graves que ne le pense M. le Maire de Lannilis. Toutefois, le sel marin ne pouvant pas être employé par les fabricants de Lannilis, il serait bien à désirer […] que M. le Ministre […] tenu au courant de toutes les découvertes de la Science, pût nous indiquer quelque autre procédé ». Le préfet Charles Richard lui répond : « Les observations de l'honorable M. Morvan me paraissent mériter d'être prises en très sérieuses considérations, et je suis disposé à en tenir compte. Au surplus, les fabricants de Quimper m'ont annoncé la remise prochaine d'un mémoire complet sur la question. Je me propose de faire parvenir ce mémoire à son Excellence […]. En attendant la réponse de M. le Ministre, mon intention est qu'il soit sursis à l'exécution de l'arrêté dont il s'agit ».

Dans un courrier daté du 29 février 1859, le préfet de Quimper fait part au ministre Eugène Rouher des très vives réclamations que cet arrêté a provoquées. Demande est faite au comité consultatif d'indiquer un moyen véritablement pratique que les fabricants puissent employer. Enfin, le préfet confirme au ministre qu'il a préféré surseoir à l'exécution de son arrêté : « Agir autrement, c'eût été jeter la plus grande perturbation dans des fabriques plus ou moins importantes et provoquer le renvoi de nombreux ouvriers qu'elles emploient ».

L'enquête de 1861

Le temps passe, nous sommes en avril 1860. À Brest, le docteur Lefèvre signale au sous-préfet de nouveaux cas d'empoisonnement et réclame toujours la mise à exécution de l'arrêté préfectoral. Le sous-préfet s'inquiète auprès du préfet des instructions ministérielles. Le préfet écrit au ministre le 18 avril, la réponse arrive enfin, datée du 2 mai. Eugène Rouher y précise que le comité consultatif d'hygiène publique « a proposé d'ouvrir une enquête dans les différents lieux de fabrication, pour éclairer la question. Cette enquête aurait lieu d'après un programme qui émanerait de mon ministère ». Le ministre réclame encore autres renseignements et détails sur les nouveaux accidents d'empoisonnement « avant de décider s'il doit être donné suite à cet avis ». En attendant, le préfet est « autorisé à continuer de surseoir à l'exécution de l'arrêté... ».

Dans un courrier daté du 21 mai, le préfet demande au ministre l'ouverture de cette enquête en accompagnant sa demande du compte rendu détaillé rédigé par le docteur Lefèvre sur les expériences auxquelles il s'est livré sur les poteries de Lannilis. Sur les sept expériences réalisées, cinq ont prouvé la présence de plomb dans les liquides ou aliments acides mis en contact avec le vernis incriminé : eau vinaigrée, tranches de citron ou de pommes marinant dans l'eau, marmelade de pommes cuites, lait caillé. Seuls, la cuisson d'un pot-au-feu et le contact prolongé de saumure, n'ont révélé aucune présence de plomb.

L'enquête est lancée par circulaire du ministre Eugène Rouher le 23 juin 1861. Ce programme d'enquête sous forme de questionnaire cherche à faire le recensement des lieux de production, des procédés de fabrication des vernis au plomb et de leur état de vitrification. Elle cherche aussi à établir si les procédés employés seraient susceptibles de perfectionnement et surtout si l'interdiction des préparations au plomb risquerait d'entraîner « une grande perturbation » dans les industries locales.

La réponse du maire de Lannilis, Augustin Morvan, est datée du 19 août. Elle est riche d'enseignements. On apprend d'abord qu'il existe « 18 fours dans la commune de Lannilis, 9 seulement dans celle de Plouvien. La population entière vivant de cette industrie s'élève de 200 à 300 individus tant à Lannilis qu'à Plouvien ». Sont décrits en détail les procédés de fabrication du vernis et de l'émaillage des poteries : « … Un saumon d'un poids de 9 à 10 kilos est mis sur le feu dans un vase en terre ; on le retire dès qu'il est fondu et pour le tenir plus longtemps en fusion, on le couvre de braise enflammée puis on y jette une poignée de cendre de bois et à l'aide d'un long bâton on brasse le plomb liquide pendant 15 à 30 minutes, jusqu'à ce qu'il soit passé à l'état pulvérulent […]. Pendant ce dernier temps de l'opération qui se pratique à l'intérieur de la maison, il se dégage des vapeurs à saveur douceâtre, des émanations évidemment saturnines. Les pots séchés au soleil sont collés à leur face interne avec une bouillie d'avoine puis saupoudrés avec le sous-oxyde de plomb seul ou avec un mélange de limaille de cuivre (trois parties de plomb pour une partie de cuivre environ mais sans proportions fixées). La poudre à vernir est projetée à l'aide des doigts […]. Le plomb seul donne un vernis jaunâtre, le plomb mélangé de cuivre un vernis de couleur verdâtre ». Est-ce par gêne ou par pudeur que le docteur Morvan oublie de préciser que tout aussi souvent, sinon plus, que la bouillie d'avoine, c'est de la bouse de vache délayée qui sert à enduire l'intérieur des pots et à fixer la grenaille de plomb ? Le maire précise encore que les vases sont mis au four « bouche en bas », que la cuisson se fait toujours de nuit et qu'elle se poursuit jusqu'au « rouge sombre, tout au plus au rouge cerise ». Cette dernière notation est intéressante car dans l'échelle des couleurs établie pour les cuiseurs, le rouge sombre correspond à 700° C, le rouge cerise à 800° C. Augustin Morvan en tire d'ailleurs la conclusion qui s'impose : « Il résulte de la basse température employée à la cuisson que le métal du vernissage est simplement fondu, qu'il n'a pu se combiner avec la silice et former un silicate. Aussi le vernis de ces poteries est-il susceptible d'être attaqué par les acides, même à froid ». Le maire de Lannilis explique ensuite s'être livré « sans succès » à divers essais de vernissage par le sel marin, la soude du commerce et un mélange de plomb et de sable. Il en tire la conclusion que les procédés de fabrication ne lui semblent pas susceptibles de perfectionnement : « le grand obstacle se trouve dans la basse température employée à la cuisson, température qu'il n'est pas permis de dépasser sans vitrifier nos argiles qui sont fort tendres ». Il tient quand même à faire observer que « depuis 14 ans que j'exerce la médecine dans ce pays, je n'ai pu constater chez eux [les potiers] la moindre affection saturnine […]. À quoi tient cette immunité absolue ? Je l'ignore. La chose est d'autant plus étrange que les chats, les chiens élevés ou introduits dans ces maisons, ne tardent pas à sentir l'influence du plomb. Ils deviennent tous épileptiques en l'espace de quelques mois et sont généralement morts dans un an ou deux ». Dans les cas d'intoxication saturnine occasionnés à Brest, ces accidents n'étant possibles que dans une circonstance bien déterminée, en présence de boissons acides, Augustin Morvan suggère qu'il suffirait d'en aviser le public pour écarter tout danger. En conclusion il affirme que « l'interdiction de vernir au plomb […] non seulement jetterait une grande perturbation dans cette industrie, mais encore lui porterait une atteinte mortelle. Une population de 200 à 300 individus, n'ayant pas d'autre moyen d'existence, tomberait du coup dans la misère ».

Le procédé du pharmacien Constantin

Augustin Morvan présente ces mêmes arguments et prend la défense de sa communauté potière par deux fois, le 5 novembre puis le 30 décembre 1861, devant le Conseil d'hygiène et de salubrité de l'arrondissement de Brest. Ce dernier, tout en marquant « un vif intérêt » pour les propos du docteur Morvan, n'en conclut pas moins « qu'il devient urgent d'apporter une amélioration, une innovation rationnelle dans les procédés de fabrication ». Pour ce faire, le Conseil invite un de ses membres, M. Plagne, premier pharmacien en chef de la marine en retraite, à tenter des essais « sous les yeux des fabricants et avec les moyens dont ils disposent », tout en insistant sur la nécessité de proposer des procédés peu coûteux pour ne pas influer sur le prix de ces poteries « livrées aux classes peu aisées ».

En février 1862, le sous-préfet de Brest écrit au préfet à propos des frais que vont entraîner les essais et les voyages de M. Plagne à Lannilis : « Pouvez-vous ouvrir un petit crédit ... ? » Ce à quoi le préfet répond : « Il n'existe malheureusement au budget départemental aucun crédit sous lequel il me soit possible d'imputer les frais de voyage que se propose d'entreprendre M. Plagne […]. Je le regrette infiniment, car la mission dont a bien voulu se charger l'honorable M. Plagne, ne pourrait qu'être très profitable à la santé publique ».

Apparemment, rien ne se fera puisque six ans plus tard le même problème resurgit au travers d'un rapport adressé au sous-préfet par un commissaire de police de Brest, en date du 19 juillet 1868. La fameuse piquette préparée dans une poterie de Lannilis a encore sévi, cette fois sur les membres de la famille Schott, surtout sur le père qui « par sa profession, rentrait souvent chez lui altéré ». A l'occasion, on apprend que la piquette « est composée d'eau, eau-de-vie, mélasse, tilleul et houblon qu'on laisse fermenter ». En réaction, le préfet du Finistère invite simplement par avis les maires des communes concernées à prévenir leurs administrés des dangers à utiliser les poteries de Lannilis pour la préparation des boissons acides.

Traité bilingue du pharmacien Constantin. Arch. dép. Finistère, 111 J 781.

C'est en 1872, au cours d'une séance du Conseil d'hygiène et de salubrité de l'arrondissement de Brest, qu'entre en scène M. Constantin. Ce pharmacien brestois, « chimiste distingué », fait connaître au Conseil ses travaux et « la découverte qu'il a faite d'un procédé de vernissage qu'il croit susceptible de remplacer le mode ancien avec tous ses avantages sans en avoir aucun des inconvénients ». Ce procédé dont la recette a été envoyée au ministre du Commerce est bientôt imprimé à Brest et publié sous forme d'un petit livret de quinze pages titré : « Ann doare da lakaat ar verniz pe al liou nevez oc'h podou-pri Lannilis ha Plouvien », manière d'employer le nouveau vernis pour les poteries de Lannilis et de Plouvien. Le document est bilingue, texte français sur les pages de gauche, texte breton en vis-à-vis. Sur un ton quelque peu infantilisant, le pharmacien Constantin propose aux potiers de remplacer leur recette traditionnelle par un mélange de silicate de soude, de « poudre rouge » (minium) et de « poudre blanche » (quartz). Sans supprimer totalement le plomb (minium), l'essentiel de celui-ci est donc remplacé par du sodium silicatisé. Il est évident à la lecture du texte que l'application de ce procédé ne peut entraîner qu'une forte réticence de la part des potiers. La nouvelle méthode préconise deux cuissons au lieu d'une : « il faut d'abord cuire les pots à peu près à moitié, et n'appliquer le vernis qu'après ». Elle oblige à investir : « Il faut d'abord acheter une balance et les poids suivants ». Elle préconise une méthode d'application nouvelle, au pinceau, qui se fera en deux fois sur deux jours, puis « il faudra avant de cuire les vases, attendre deux ou trois jours en été et trois ou quatre en hiver pour les mettre dans le four ». Les potiers devront se fournir en matières premières à Brest, chez M. Dubreuil, négociant à Saint-Louis et faire bien attention de ne jamais peser plus d'un kilogramme de silicate de soude chaque fois qu'ils voudront préparer le vernis « parce qu'une fois le mélange fait, il deviendrait trop dur pour être employé le lendemain ». Le Conseil d'hygiène et de salubrité ne pressent pas les difficultés et ne voit là qu'un « procédé simple et de facile exécution […] sans augmentation sensible de frais ». Le procédé Constantin permet désormais d'envisager pour de bon « d'interdire la fabrication et la vente des poteries communes vernissées simplement à l'oxyde de plomb ».

Nouveaux arrêtés préfectoraux et un procès en 1897

Le préfet du Finistère, Armand Pihoret, suivant les avis du Conseil d'hygiène et de salubrité, prend un premier arrêté en date du 8 janvier 1874. La réaction du conseil municipal de Lannilis ne se fait pas attendre et elle est vive. Dans une délibération du 14 février, « tous les membres présents décident à l'unanimité que le dommage causé à la commune par cet arrêté est tellement grand qu'elle saura faire usage de tous les moyens autorisés pour en obtenir le retrait ou l'abrogation ».

Dans sa séance du 17 octobre 1874, le préfet signale au Conseil départemental d'hygiène les difficultés que rencontre l'exécution de son arrêté. « On invoque la misère des industriels et on demande un nouveau sursis. Le Conseil est d'avis qu'un dernier sursis soit accordé... ».

Arrêté préfectoral du 29 juillet 1875 interdisant la vente des poteries recouvertes du vernis à l'oxyde de plomb. Arch. dép. Finistère, 5 M 38.

Un nouvel arrêté du préfet en date du 29 juillet 1875 ne fera que confirmer le précédent tout en stipulant dans son article 2 : « Un délai de trois mois […] est accordé aux-dits fabricants […] pour écouler les poteries […] mais ils devront, pour que le public soit averti, appliquer sur chaque objet et d'une façon visible une simple étiquette portant ces mots : vernis à l'oxyde de plomb ». Son application n'a guère plus d'efficacité que le précédent et il fait place à un nouvel arrêté, au semblable contenu, en date du 1er juillet 1878, pris cette fois par le préfet Paul Dumarest. C'est le dernier d'une longue série mais il n'a guère plus de succès dans son application que les précédents comme le montrent les nombreux rapports du Conseil d'hygiène. Par exemple dans sa séance du 16 décembre 1881, « le Conseil constate encore une fois combien la fabrication des poteries de Lannilis est défectueuse et appelle toute l'attention de l'autorité supérieure sur la libre circulation de ces produits vénéneux. Il serait à désirer que chaque fabricant eût une marque spéciale qui permît de le poursuivre en cas de mauvaise fabrication ».

En 1887, la pression préfectorale se durcit suite à de nouvelles plaintes relayées par le sous-préfet de Brest qui demande au préfet de faire appel à la gendarmerie pour la stricte application de l'arrêté du 1er juillet 1878. Cet arrêté « a été notifié de nouveau à tous les fabricants de Lannilis et de Plouvien qui se livrent à ce genre d'industrie, et ces industriels, au nombre de 23, ont été prévenus par les soins de la gendarmerie, qu'à l'avenir il sera dressé procès-verbal contre tout contrevenant aux dispositions du dit arrêté ». Encore une fois, le conseil municipal de Lannilis réagit vivement dans sa séance du 7 août 1887, considérant que cet arrêté « met dans la misère la plus profonde une population de 150 personnes environ ». Le conseil redit qu'on éviterait les accidents en prévenant par affiche la population que « la poterie vernie au plomb est nuisible quand on emploie des acides pour la préparation des mets ». Il estime aussi que l'on attribue souvent aux poteries de Lannilis des accidents dus aux étameurs « qui emploient pour leurs étamages plus de plomb que d'étain ». En septembre de la même année, la préfecture lance une enquête auprès des médecins de l'arrondissement de Brest pour savoir s'ils ont récemment constaté parmi leur clientèle « des cas d'intoxication saturnine qui seraient attribuables à l'emploi des poteries de Lannilis vernies à l'aide d'enduit à l'oxyde de plomb fondu et non vitrifié ». Sur les six réponses versées au dossier, deux seules sont positives, signalant un cas à Sizun, d'autres à Plabennec où le docteur Levot reconnaît : « j'ai été quelquefois appelé, surtout la nuit, dans la commune de Plouvien à donner des soins à des personnes soufrant de troubles abdominaux et musculaires […] et pour moi ces accidents étaient d'origine saturnine ».

Cette enquête ne change apparemment rien à l'affaire et ce mauvais feuilleton dure encore dix ans avant de franchir un dernier seuil dans l'échelle de gravité. Le 10 mars 1897, treize potiers de Lannilis sont cités en audience de simple police devant Théophile Bergot, juge de paix de Lannilis. Le 12 novembre de l'année précédente, procès-verbal a été dressé par la gendarmerie, « duquel il résulte que les dits contrevenants se sont livrés à la vente de poteries vernies non suivant l'arrêté préfectoral... ». L'affaire est abondamment relatée par le journaliste Pierre Claude dans La Bretagne. « On comprend l'affluence considérable qu'avait attirée à l'audience de M. Bergot une poursuite dont les conséquences peuvent être la ruine de plusieurs centaines d'individus... ». La défense des potiers est assurée par Me Le Calloc'h, avocat à Brest, appelé par un « homme de coeur et de dévouement (ils sont nombreux dans nos communes) à qui les potiers ont narré leurs angoisses et qui s'en est ému ». Dans sa plaidoirie, l'avocat souligne que « la terre, l'outillage, les fours, tout s'oppose à l'emploi pratique de vernis autres que ceux qu'ils emploient […]. Les arrêtés préfectoraux pris dans un but excellent, sont inefficaces en pratique car il est impossible de demander à des gens qui ne sont pas chimistes de doser des produits délicats à manier […]. Ce sont des ignorants, des gens de bonne foi qui ne font que suivre une tradition constante ». À l'appui de ses dires, Me Le Calloc'h lit quelques lignes tirées d'un ouvrage sur la poterie « écrit par un auteur très compétent [Brongniart, sans doute] déclarant que les vernis à base de plomb sont les seuls qui peuvent être employés dans la fabrication des poteries communes ». L'avocat termine en demandant la plus grande indulgence possible pour « ces modestes industriels dignes à tous égards de pitié ». Me Le Calloc'h est très entouré à la sortie de l'audience par les potiers qui, comme l'écrit Pierre Claude en conclusion de son article, « n'avaient probablement pas compris grand-chose à la plaidoirie de l'honorable avocat, mais comprenaient une chose cependant ; c'est qu'on avait eu pitié d'eux et qu'on ne les abandonnait pas ». Après un prononcé de renvoi à quinzaine, les potiers sont finalement condamnés à un franc d'amende et aux dépens.

Et le combat cessa...

Le procès marque la communauté potière de Lannilis au point de l'inciter à tenter de nouveaux essais pour remplacer le vernis incriminé. Dans une délibération du conseil municipal en date du 8 août 1897, on trouve le détail de crédits votés sur l'exercice de l'année : « 300 francs pour frais occasionnés par l'essai de nouveaux vernis pour la poterie. 100 francs pour indemnité au potier Jacq Jean pour dommages causés par l'essai de nouveaux vernis ». Jean Jacq, potier à Kerdren en Lannilis était l'un des 13 prévenus cités au procès de Lannilis.

Cette tentative pour remplacer le procédé ancestral d'émaillage est donc un échec. Pourtant la longue confrontation entre l'administration préfectorale et la communauté potière de Lannilis va cesser … faute de combattants. L'activité décline inexorablement. En 1909, il ne reste qu'une douzaine de potiers, 2 seulement en 1934 et enfin le dernier, François Cueff, cesse toute activité en 1946. Les derniers acteurs de cette profession moribonde conserveront pourtant jusqu'au bout leur procédé ancien de vernissage. Vers 1910, l'ethnologue Louis Franchet fait un court séjour d'étude à Lannilis auprès de la famille Colin. Il note dans son carnet : « Émail avec déchets de plomb qu'ils paient 0,25 la livre ». En août 1946, devant Dan Lailler qui mène une enquête pour le Musée des arts et traditions populaires, François Cueff prépare pour la dernière fois sans doute son vernis : « … Il fait chauffer d'abord dans un podez des bouts de tuyaux de plomb […]. M. Cueff est à genoux devant l'âtre, il tourne de temps en temps le plomb qui fond peu à peu, avec le bout du manche d'une pelle à terre en bois, la palette. Puis il enlève le podez du trépied sur lequel il reposait et le dépose sur le sol. Il s'installe sur un genou. Il saupoudre de la cendre des tisons sur le plomb en fusion. Il tourne le tout avec le manche de la palette. Une odeur âcre se dégage ... ».

Augustin Morvan au secours de ses potiers

Augustin Morvan à 55 ans. Photographie de Franck, 1874.

Augustin Morvan à 55 ans. Photographie de Franck, 1874.

C'est en 1859 qu'apparaît pour la première fois le nom d'Augustin Morvan dans l'affaire du vernis plombeux qui oppose administration préfectorale et potiers de Lannilis. « L'honorable monsieur Morvan » comme le nomme le préfet du Finistère Charles Richard, est alors le maire de la commune de Lannilis.

Mais revenons d'abord, en quelques lignes, sur le parcours de cet illustre personnage. Aîné des huit enfants de Jean-Marie Morvan et Louise-Marie-Prudence Floch, Augustin naît à Lannilis le 7 février 1819. Après de brillantes études secondaires au collège Saint-François de Lesneven, il passe le concours de l'École de médecine navale de Brest. En 1840, il est chirurgien de troisième classe embarqué mais doit renoncer à poursuivre dans cette voie car il souffre du mal de mer. Il se tourne alors vers la médecine civile et on le retrouve en 1843 interne des hôpitaux de Paris dans le service du grand chirurgien Nélaton. Docteur en médecine en 1847, il décide de revenir au pays et s'installe à Lannilis. Sa carrière politique débute dès 1848. Le conseil municipal de Lannilis ayant démissionné après l'instauration de la seconde République, Augustin Morvan est élu conseiller le 30 juillet et nommé maire le 13 août avant de démissionner dès le 13 septembre par suite de dissensions au sein du conseil municipal. Il redevient maire en juillet 1856 et le reste jusqu'en janvier 1870. Élu conseiller général en 1863, réélu en 1867, il atteint le sommet de sa carrière politique en devenant député républicain le 2 juillet 1871. Mais dès le 8 octobre de la même année, les cléricaux lui font perdre son poste de conseiller général. C'est alors qu'Augustin Morvan se décide à publier une petite brochure bleue intitulée « Eur ger da electourien va farrez », un mot aux électeurs de ma paroisse. Dans son préambule, il déclare : « Aux dernières élections pour aller à Quimper, les prêtres m'ont tellement combattu et noirci que j'ai perdu même à Lannilis […]. Puisque j'ai été noirci, je désire me blanchir et je viens vous rendre compte de ce que j'ai fait pendant que j'ai été maire ».

Augustin Morvan revient entre autres sur « l'affaire de la poterie ». Après avoir rappelé dans quelles circonstances le préfet prend en janvier 1859 un arrêté interdisant le vernissage au plomb, il écrit : « Dès qu'il eut reçu l'arrêté préfectoral, le maire de Plouvien en donna communication à ses administrés, ajoutant qu'il fallait s'y conformer. Moi, je fis l'entêté et, au lieu de m'incliner devant cette première injonction, je me mis à étudier ma leçon. Je fis tant et tant que le préfet se rendit à mes raisons. Depuis on n'a pas inquiété les potiers et ils ont pu exercer leur industrie comme par le passé. Combien de temps cela durera-t-il désormais ? »

La réaction des cléricaux est violente et Augustin Morvan subit une attaque en règle dans les colonnes de l'Impartial du Finistère sous la plume d'Eugène Pénel, son rédacteur en chef. Le 8 décembre 1871, ce dernier écrit : « Et cet arrêté une fois pris, comme il devait l'être, par une administration qui se sentait le devoir impérieux de protéger la santé publique, M. le maire, oubliant maintenant qu'il est médecin, - ou s'en souvenant trop – se rappelant en tous cas qu'il est bon d'avoir des amis parmi les électeurs, et que 300 ouvriers représentent dans un canton un nombre de voix suffisant pour déplacer une majorité, M. le maire met tranquillement en poche cet arrêté ... ».

Des arrêtés, on a vu qu'il y en aura d'autres, le suivant dès le 8 janvier 1874 par le préfet Armand Pihoret. Le même Eugène Pénel écrit alors : « Il paraît que le bras de M. Morvan est raccourci. Si M. le docteur est encore député et député radical, il n'est plus maire et ne peut plus mettre les arrêtés préfectoraux dans sa poche, sans en tenir compte. Il ne peut pas davantage en arrêter la production ou en exiger le rappel jusque dans le cabinet préfectoral lui-même. La liberté de l'empoisonnement physique, patronnée jusqu'ici par ce grand homme, a désormais pris fin ; espérons qu'on mettra quelque jour obstacle également à l'empoisonnement des esprits, qu'il patronne avec non moins de zèle ».

Augustin Morvan ne retrouve pas son siège de député en 1877 et, subissant des revers aux élections sénatoriales en 1882 puis municipales en 1884, il renonce à la vie politique. Sans rentrer dans le détail de son bilan politique, on retiendra l'action qu'il mena au Conseil général pour améliorer la condition des enfants assistés et le principe de l'aide aux filles-mères. Au plan national, son nom reste associé à celui de J. B. Roussel dans une loi sur la protection de l'enfance malheureuse.

Augustin Morvan se consacre désormais à sa seule activité médicale. Il soigne le jour, la nuit il rédige ses observations et la synthèse de ses recherches. En 1883, il publie un mémoire remarquable décrivant une maladie qu'il nomme « paréso analgésie des extrémités supérieures ». En 1890, c'est une autre maladie qu'il baptise « la chorée fibrillaire » et qui deviendra « la maladie de Morvan » et le rendra célèbre. C'est à son travail original et à la valeur de ses recherches qu'il doit d'être nommé membre correspondant de l'Académie de médecine.

Il continue d'exercer la médecine - et on vient de très loin pour consulter « an aotrou Morvan » - jusqu'à ce qu'une attaque cérébrale ne le contraigne en 1892 à renoncer à son activité. Très diminué, il vit reclus les cinq dernières années de son existence jusqu'à son décès le 20 mars 1897.

Après plus d'un demi-siècle, le nom du docteur Morvan ressort de l'oubli quand, en 1950, la municipalité brestoise décide de donner son nom au nouvel hôpital de la ville, un des plus grands de France à cette époque. En 1957, George Desse fait d'Augustin Morvan le héros d'un de ses romans. Aujourd'hui encore, si vous passez à Lannilis, vous verrez, apposée sur la maison du docteur, une plaque commémorative : « Ici vécut et soigna un très grand médecin ami des pauvres, Augustin Morvan 1819-1897 ».

Yvon Le Douget