Autrefois à Noron-la-Poterie... ou l'enquête oubliée de Dan Lailler

Au Grès Normand - Maison L. Plaisance

C'est le 11 septembre 1943 que Dan Lailler arrive pour la première fois dans la commune de Noron-la-Poterie. Le jeune apprenti ethnologue de vingt-quatre ans est en mission pour le compte du Musée national des Arts et Traditions Populaires pour recueillir informations et témoignages sur ce centre potier traditionnel normand, près de Bayeux, au coeur du Bessin.

Il n'existe plus que deux fabriques à Noron, celle de Léon Plaisance, « Au grès normand » et celle de Bernard Guitton qui dirige désormais la très ancienne entreprise des frères Lefrançois. Dans la commune voisine du Tronquay, René Castel a pris la suite d'une autre grande dynastie potière, celle des Ygouf. Ces entreprises se sont agrandies et modernisées au détriment souvent des quelque cinquante petits ateliers traditionnels qui se côtoyaient encore à Noron et au Tronquay au début du XXe siècle et qui vont s'éteindre peu à peu, victimes d'une trop forte concurrence.

Dan Lailler note que le dernier four ancien à flamme renversée ne marche plus depuis que Jules Coty, le dernier potier traditionnel a cessé son activité en 1941. Il note aussi qu'il ne se forme plus d'apprentis à Noron. Son constat est sombre et ses prévisions pessimistes. Avec le bouleversement économique de cette période troublée, il imagine que la production de Noron devra encore se réduire et que le métier même menace de s'éteindre.

Après un premier séjour en septembre 1943, Dan Lailler revient à Noron en février 1944 puis encore en juillet 1945, accumulant au total plus de deux mois d'enquête sur le terrain. Les vieux potiers sont encore nombreux dans la commune et notre enquêteur trouve matière à remplir trois carnets de route et un cahier de croquis pour dresser le portrait précis et détaillé d'un monde qui disparaît. Ses interlocuteurs ont pour nom Désiré Lefrançois, le maire de la commune, Jules Coty, Jules Moussel, Auguste Lemaire, tous d'anciens potiers et bien sûr les acteurs encore en activité : Bernard Guitton, René Castel et un témoin de choix en la personne de Léon Plaisance.

La production traditionnelle

Avant de recenser les types marquants de la production normande, voici la façon d'en décliner les différentes tailles. L'unité de volume est le jet, ce qui correspond à peu près à 120 litres. On dira pour une pièce de cette taille qu'elle est du un au jet. Une pièce du deux au jet aura une capacité de 60 litres puisqu'il en faut deux pour faire un jet. Plus subtil, une pièce du 2/3 signifie qu'il en faut trois pour faire deux jets et sa contenance est donc de 80 litres.

On emploie aussi le terme de compte dans le sens de jet mais comme le dit Léon Plaisance : « Le compte c'est le prix du jet. Les ouvriers sont payés au compte, un compte pour un jet ».

Les mahons et tines ont fait la réputation et la prospérité des potiers normands. Le mahon4 est ce pot cylindrique avec ou sans douésis, ces gros boutons de préhension. Il se décline en 13 tailles tout comme la tine ou boîte à lard à la forme galbée. Ces deux types servaient surtout au conditionnement du beurre salé expédié en quantité considérable par cabotage du Bessin vers Rouen et Paris, à partir des ports de Carentan et d'Isigny. Le mahon à paroi verticale se révélait d'ailleurs mieux adapté à ce commerce car la forme rebondie de la tine entraînait une perte de place dans le chargement des bateaux.

L'invention de la margarine en 1870 suscita la création pour son transport d'un type nouveau, le badingue, sorte de gros pot de fleurs à couvercle de bois. Le mot « margarine » y était apposé sur le fond et le rebord au moyen d'un tampon en bois. Cette appellation étrange est sûrement en rapport avec le surnom de Badinguet donné à la même époque à Louis-Napoléon.

Parmi les très nombreux modèles produits par les potiers de Noron, retenons quelques appellations locales et savoureuses : « Les hommes, ils allaient au marché avec leur quiniette ». C'est un pot à viande muni d'un couvercle et la quiniette est en réalité la cheville de bois qui traverse le bord du pot et le bas du couvercle pour en assurer la fermeture. Le cohan est un pot à anse transversale muni d'un couvercle. « Les zoulous allaient en Bretagne, précise Léon Paisance, ils servaient à la soupe, à la faire mijoter près du feu ». La serene permet d'écrémer le lait. Les cannes servent à porter l'eau ou parfois le café et les bobins sont des petits pichets à cidre. La cruche à boulanger, à fond très large pour la stabilité, sert à chauffer l'eau dans le four. Elle a une lipette (petite lèvre) opposée à l'anse. Le miello ou miellon est un petit mahon à bord plat pour contenir le miel. Enfin, on ne peut oublier les fameuses bouteilles, qui d'abord à cidre, furent bientôt associées à la diffusion du célèbre calva. Leur décor modelé de feuilles et de pommes en argile blanche, accompagnant le mot Calvados en lettres finement rapportées, apparente cette production à la poterie dite « de fantaisie » qui fut produite dès le XIXe siècle. Les fontaines et les pichets « d'amitié » étaient des pièces d'exception que l'on offrait pour un mariage ou une naissance. Elles étaient décorées de feuilles et de branches de chêne croisées avec au milieu l'année de naissance ou du mariage et le nom de l'enfant ou des mariés. L'argile blanche destinée à l'ornementation était plaquée sur la terre rouge, les lettres tracées au crayon puis découpées au canif. Ces poteries non grésées étaient vernissées au plomb.

René Castel du Tronquay affirme que c'est sa belle-mère, Léa Ygouf qui créa à la fin du XIXe siècle le célèbre décor des bouteilles à cidre ou à calva . « Elle a décoré sa dernière bouteille à cidre à 91 ans ! ». Les décors de feuilles et de pommes, les bandeaux d'inscription sont estampés dans de petits moules de plâtre. Sur ce même procédé se déclinera par la suite toute une gamme de poteries décoratives dont le cliché pris dans l'atelier Plaisance dans les années 1920, donne une bonne idée. Les femmes seules étaient chargées de la décoration mais cette production cessa avec l'arrivée de la guerre en 1939.

Certains potiers se sont essayés à la statuaire comme Louis Moussel à qui l'on doit la statue de saint Gervais dans l'église de Noron. Auguste Lemaire montre à Dan Lailler une statuette de saint Germain que lui avait offert, alors qu'il était gamin, un ouvrier de son père, Isidore Marie. Certains ont même fait des monuments funéraires en grès. Il reste sur une tombe de Noron un grand cylindre tronqué, décoré de feuilles de vignes et de grappes de raisins : « A notre bonne mère, 1810 - 1883 ».

Extraction et préparation de l'argile

Les gisements d'argile se trouvent sur la commune du Tronquay. Rares sont les potiers propriétaires de leur gisement. Il leur faut donc acheter une fosse sur les terrains d'extraction. « On plantait quatre piquets à cinq mètres les uns des autres, au petit bonheur, et on creusait, raconte Désiré Lefrançois, les carrés des fosses se suivaient ». « Il y avait d'abord deux mètres de mauvaise terre, précise Jules Coty, et cinq mètres de bonne en-dessous ».

L'argile est extraite pendant les mois d'été. Les ouvriers sont payés au nombre de pieds extraits, alors que la fosse, elle, se paye à la surface. L'argile est mise en tas à la carrière, puis la fosse épuisée est rebouchée par la terre végétale, ce qui occasionne des différences de niveau entre les fosses rebouchées et la carrière non exploitée. L'argile est transportée en banneaux, charrettes tirées par des chevaux. Chaque banneau contient un mètre cube. Le potier va chercher sa terre au fur et à mesure des besoins et la laisse d'abord pourrir dans le terrier sur une épaisseur d' un mètre, un mètre cinquante. On arrose souvent la terre et on la retourne à la bêche d'une coque, quarante centimètres à la fois environ. L'argile est ensuite transportée dans une autre fosse, le pilou. C'est là que le batteu la pétrit en marchant : « ...faut la danser au pied ; les sabots à danser, ça sert seulement à ça ». C'est sur la table à allonger ou à haloigner que se poursuit la préparation de l'argile. Le voguage consiste à la couper en tranches minces pour éliminer graviers et racines. On bat ensuite l'argile avec un coutre en fer, on la coupe au fil métallique, l'artié, et on frappe violemment les masses de terre l'une contre l'autre. L'opération se répète jusqu'à obtenir « une boule curieuse que l'ouvrier fait rouler par les deux extrémités arrondies, son corps se soulevant par petites secousses d'avant en arrière, c'est le pateu ».

L'argile de Noron, très plastique, contient naturellement suffisamment de matière dégraissante. Les potiers l'emploient telle quelle. C'est seulement pour quelques pots à usage personnel et pour qu'ils puissent aller au feu, qu'ils ajoutent parfois du sable à l'argile.

Tournage et habillage

Le tourneur démarre son apprentissage très jeune à la sortie de l'école, à 14 ou 15 ans et « celui-ci doit durer deux ans au minimum » affirme Léon Plaisance. « Autrefois les apprentis payaient le patron, ajoute Auguste Lemaire, ils travaillaient dix-huit mois pour rien et donnaient 400 francs et les pots qu'ils fabriquaient ». Mais souvent cet apprentissage se fait en famille. Jules Moussel apprend auprès de son père Paul et il se souvient que celui-ci « ne s'amusait pas avec le métier. Quand on arrivait pour reprendre le travail et que les pots avaient disparu du corsié, on savait ce que cela voulait dire : ils avaient rejoint le terrier ».

Désiré Lefrançois se souvient qu'il a fait son apprentissage avec les ouvriers de son père : « Les apprentis, il y en avait un bon tiers qui se cassait une jambe en tombant dans la roue ; ils se raccrochaient bien un peu aux planches... Pour être bon potier, il faut tomber trois fois dans la roue !». « Ils feraient bien de faire des apprentis, se plaint la veuve d'Eugène Guilbert, les vieux s'en vont tous... ».

Pour Jules Coty, « il faut huit à dix ans pour faire un pot bien fait... ». « Dans les potiers, précise Désiré Lefrançois, il y avait les bons et les moins bons, les menuisiers et les charpentiers comme on disait, les moins bons, on les appelait aussi des rabots ». Mais dans l'ensemble les tourneurs normands ont une réputation d'excellence.

Pour Auguste Lemaire, « La règle pour un potier, c'est trois jets par jour de 5h le matin à 8h le soir. Le lundi le plus fort qu'on faisait c'était deux jets. Le lundi et le mardi, les ouvriers ne travaillaient pas beaucoup, le mercredi ils se mettaient à tourner. La tâche normale, c'était 18 jets dans la semaine. Il y en a qui faisaient 24 au 25, d'autres 12 bien sûr. Les grands mahons étaient faits par les meilleurs ouvriers. L'avantage pour un potier, c'était de faire des grands pots, comme des mahons du 2 par exemple. Moi, je n'ai jamais fait plus grand que du 4. La paye, c'était le samedi soir et le dimanche matin. Ceux qui n'avaient pas beaucoup travaillé, ils venaient à trois heures du matin tourner le dimanche, pour rattraper le temps, ils « poussaient à la roue »... C'étaient pas les meilleurs ouvriers qui faisaient ça ».

L'engagement des tourneurs se faisait à l'année, le 17 juillet à la saint Clair, ce qui n'empêchait pas un patron de retenir un bon tourneur cinq ou six mois avant la date en lui versant des arrhes. « On se les volait, les potiers ! » confirme Léon Plaisance. Durant l'année, l'ouvrier ne pouvait quitter son patron mais le 17 juillet il retrouvait sa liberté. Ce droit coutumier fut confirmé par une décision de justice. En 1934 , Castel intenta un procès à Bihel, un de ses tourneurs parce qu'il l'avait quitté sans prévenir. Or celui-ci était parti le 17 juillet à 11h. Bihel cita à l'audience plusieurs artisans dont le « père Jules » qui dit au juge : « Voilà 15 ans que je fais ça et c'est comme ça depuis toujours... ». Castel perdit son procès.

Pas de tournage sans habillage, ce travail qui consiste à poser les anses et les douésis. Ce sont les femmes, épouses des potiers, qui occupent le plus souvent la fonction d'habilleuse de pots, avec parfois une exception : « C'est moi qui habillait mes pots, affirme Désiré Lefrançois, en ce temps-là, les femmes pour habiller étaient payées 4 sous du jet ». Il est difficile au travers des souvenirs de ces vieux potiers de se faire une idée exacte des revenus des uns et des autres. Certains évoquent encore les sous et les francs d'avant 1914 qu'ils comparent avec un franc de 1940 qui a perdu les neuf dixièmes de sa valeur (rappelons qu'il y a 20 sous dans un franc). Dan Lailler note cependant un élément de comparaison intéressant recueilli auprès de la veuve du potier Albert Lamoureux : «  Aujourd'hui, en 1944, le patron potier vend 200 francs un jet de pots, et l'ouvrier gagne 27 ou 28 francs au jet. Ils ne sont pas payés assez cher et ils parlent de se mettre en grève à la saint Clair s'ils ne sont pas augmentés ».

Les fours

Croquis du four 1
Croquis du four 2

Autrefois, chaque petit atelier possédait son four. Léon Plaisance dit qu'il y a eu jusqu'à 52 fours sur Noron et Le Tronquay. « Dans toutes les maisons du pays il y avait des fours, confirme Jules Coty, chaque potier faisait le sien et les plus vieux montraient aux plus jeunes ».

Le four traditionnel de Noron est un demi-cylindre couché d'environ huit mètres de long qui communique d'un côté avec une salle assez vaste, la loge. Cette pièce a une porte sur cour, deux fenêtres symétriques par rapport à cette porte, et deux ouvertures pour aérer pendant le séchage des pots alignés sur les planches reposant sur les poutres, les fumeries. Le four s 'ouvre sur cette loge par une porte cintrée avec double appareillage de briques, c'est la porte du foyer ou goule. Passée cette porte, on trouve un espace plan, la fournaise, qui précède une surélévation du sol du four, le banquet : « faut jamais que la braise monte plus haut que le banquet ». Au fond de ce banquet qui est la sole même du four et que l'on recouvre de sable avant chaque enfournement, se trouve la têture, cloison faite de pots de grès recouverts par un conglomérat d'argile, « des mahons du 12, avec par-dessus des plus petites poteries ». La base de cette têture est faite de briques ménageant des ouvertures rectangulaires, les valles. Au-delà de cette cloison se trouve la chambre de la cheminée. On y accède par le têtier, partie postérieure du four percée d'une porte basse voûtée, le culot. La flamme traverse le four, passe sous la têture par les valles pour rejoindre la cheminée, d'où l'appellation de four « à flamme renversée ».

Les murs vers le milieu du four atteignent jusqu'à 1,20 m d'épaisseur. Les parois étaient autrefois en terre seule, une argile jaunâtre que l'on trouvait au-dessus de la terre à pots. Par la suite on a intégré des briques à l'intérieur du mur ou on l'a doublé de ces mêmes briques jusqu'au départ de la voûte, qui elle, est généralement en terre, plus rarement en briques. A l'extérieur, le mur est doublé de pierres provenant des carrières de Castillon qui montent également jusqu'au départ de la voûte.

On utilise des cintres de bois et des traverses longitudinales, parfois seulement des branchages entrecroisés, pour bâtir la voûte du four et la couvrir d'un mélange d'argile et de foin, le massé. L'argile est posée en mottes préparées lissées, réunies et polies à la main. La voûte du four est percée de dix trous pour pouvoir jeter le sel en fin de cuisson. C'est un escalier grimpant sur le four, contre la loge, qui permet de monter sur le four pour boucher ou déboucher ces ouvertures avec des bouchous d'argile et de foin mélangés recouverts de terrines renversées. Cet escalier permet également l'accès à la porte du grenier de la loge où l'on stocke les braises refroidies récupérées lors des débraisages en cours de cuisson.

La voûte est protégée de la pluie par une couche de sable mais elle reste l'élément fragile du four. Sa faible épaisseur à son sommet, à cause du poids, nécessite une consolidation régulière par apport de terre. Elle finit souvent par s'effondrer et tient rarement plus de dix ou quinze ans. « Quand on refaisait une voûte, dit Auguste Lemaire, tous les potiers voisins venaient aider. Après on faisait la fête... ».

La cheminée, parfois en briques mais le plus souvent en terre, domine la voûte d'1,50 m environ. Une plaque de tôle passée dans un cercle de barrique peut coulisser autour de celle-ci pour la protéger du vent. Enfin quatre gros madriers plantés en vis-à-vis de chaque côté du four et reliées par des tirants en fer sont censés contenir la dilatation de cette masse et arc-bouter la voûte.

Séchage et cuisson

Le dernier four

Pour faire sécher les pots, on les met d'abord sur les fumeries dans le séchoir ou secquerie ainsi que dans la loge. On ouvre les fenêtres d'un seul côté, pour qu'il n'y ait pas de courant d'air qui pourrait fendre les pots. Puis quand ils commencent à gratter, à se raffermir, on ouvre les autres fenêtres et on fait un courant d'air. A la fin, quand il fait beau, on les met dehors à sécher. Une autre méthode consiste, en dehors des mois d'été à disposer les pots dans tout le four, alternés en chicane, jusqu'au haut de la voûte. On met alors le bois dans la fournaise en gros morceaux carrés et on chauffe deux journées. C'est ce qu'on appelle le chiatrage (prononcer « ki »). « On pouvait mettre les pots presque verts, précise Désiré Lefrançois, ils prenaient la chaleur petit à petit, on fermait ensuite toutes les ouvertures avec du foin bien bourré et la chaleur du four était ainsi bien utilisée ».

Pour l 'enfournement les pots sont pris dans la loge, une fois secs et portés dans le four par la porte du foyer, ce qui représente entre 100 et 120 jets disposés en 16 à 18 rangées. Les pots enfournés dans la cheminée sont enfournés par la deuxième porte, « on y met des petites terrines, une douzaine de jets ».

L'enfournement se fait par superposition des petits et des grands pots. Le premier pot de la pile est posé sur des briques ou un enfourneur, pot tourné épais et perforé. « Les doublures, ce sont les petits pots que l'on met dans les plus grands ». Un mahon renversé porte un pot plus petit, lui-même recouvert par un pot plus grand. Des boulettes faites de sable des carrières sont calées entre les pots empilés. « Le sable, c'est plus dur à cuire que la terre à pot. Faut que l'air passe entre les pots pour qu'ils soient cuits... ». Il faut environ deux jours pour enfourner.

Après l'enfournement on met des grilles et douze barres de fer perpendiculaires à ces grilles, sur le sol de la fournaise, pour supporter le charbon. On muraille la porte avec des briques en laissant une ouverture basse pour passer le charbon, la gueule à braise et une ouverture plus haute, la trappe ou petite gueule pour passer le bois. On consomme une tonne et demie de charbon par cuisson environ pour aller jusqu'au rouge puis encore de quatre à cinq cordes de bois, essentiellement du hêtre et du chêne venant de la forêt de Cerisy ou du Vernay. On finit au fagot « de quatre pieds de haut, le gros bois à l'entour et le petit au milieu ».

« Pour les cuissons, rapporte Jules Coty, on en prenait 70 à 75 heures de feu sur la figure ! Le même ne pouvait pas tout faire. Un potier qui avait deux ouvriers, chacun passait son bout de nuit ».

« Les ouvriers potiers passaient une demi-nuit non payée, précise Désiré Lefrançois, mais ils étaient nourris. Le jour, ils avaient droit au repas à midi. La demi-nuit, ils avaient les copains qui venaient là causer, cinq ou six bonshommes à boire du cidre. Comme ça ils ne s'endormaient pas. Après, ils avaient droit à une pouque de charbonnette qu'ils prenaient dans le tas ».

En effet quand la fournaise est pleine, il faut débraiser, environ toutes les quatre heures, et sortir jusqu'à huit à dix hectolitres de braise. « On bervasait, on halait la braise avec des rabots en fer. Ils étaient lourds, il y avait des chaînes accrochées à une poutre de la loge pour les soutenir. On étalait la braise avec un rabot plus petit, le ringa, puis avec une pelle, on ébrasait, on arrosait la braise avec de l'eau pour l'éteindre, on la mouvait, c'était un truc tout çà ! ».

Quand le feu est trop vif, la flamme trop forte, « c'est le coup de blanc qui peut vessier les pots les plus proches de la fournaise, il y a des boursouflures, c'est malpropre ». Il arrive alors que l'on jette un grand pot d'eau sur la braise, « les pots rafraîchissent, la température est repoussée ».

Vers la fin de la cuisson, vient le temps de « donner le vernis à la poterie ». On monte sur le four, « la flamme allait bien deux mètres au-dessus de la cheminée et quand il y avait des coups de vent, les r'volins venaient brûler les moustaches des chauffeurs ! » On soulève les bouchous de la voûte, un à la fois et on jette des poignées de sel dans la flamme, « ça faisait une fumée blanche terrible ». On rebouche aussitôt les trous. Il faut de 30 à 40 livres de sel pour une cuisson. Seules les doublures ne prendront pas le sel et garderont leur matité brune.

Les montres que l'on a disposées par terre sous la têture sont alors retirées avec une longue barre de fer puis brisées pour juger de l'avancement de la cuisson. Si celle-ci est jugée suffisante, on bouche soigneusement les ouvertures de la goule, « fallait pas qu'il y ait de l'air, la poterie serait étonnée ».

Le refroidissement va durer deux à trois jours. « On commence par soulever les bouchous, obstruant les trous de la voûte, précise Désiré Lefrançois, puis on les enlève , et on retire briqueton par briqueton à l'entrée de la fournaise. On ne débouche la porte de la cheminée que pour le défournement ». A la retraite du four, c'est-à-dire le défournement, les ouvriers saisissent les poteries encore brûlantes avec des chiffons. Un manoeuvre casse avec un bâton, l'émotou, les mottes de sable séparant les pièces. Celles-ci sont passées ensuite dans un baquet rempli d'eau pour vérifier si elles n'ont pas de fissures. Les poteries insuffisamment cuites et restées rouge sont mises de côté pour une recuisson. Les différences de température sont notables entre les pièces placées près de la fournaise, grésées à plus de 1200° C, et les pots enfournés dans la cheminée qui s'apparentent plus à de la terre cuite. Ceci expliquerait sans doute que dans la production traditionnelle de Noron, nous trouvons aussi bien du grès au sel que des terres vernissées comme les fontaines et les pichets d'amitié.

Pour Léon Marie, le chauffeur, « il y a deux ou trois jets de casse par fournée en moyenne. Ça dépend plus de la façon que les poteries sont tournées que du feu... ». « L'hiver, il y a plus de perte que l'été, précise Maurice Guilbert, le four, le bois sont humides, les poteries sèchent plus difficilement ».

Les pots une fois cuits ne sont pas entreposés en magasins couverts mais rangés par jets, enjetés, dans les cours. « A la livraison, pour les bouteilles ou les bobins, on passait un fil de fer à travers les anses, six par six ; on appelait ça un enfilé ». Les marchands viennent chercher les pots à domicile dans les petits ateliers, mais certains potiers organisent eux-mêmes les expéditions. Les charrettes emplies de poteries roulent alors vers la gare pour charger les wagons en partance pour Bayeux, Caen et Lisieux, où la marchandise est réceptionnée puis diffusée par les grossistes.

Quelques potiers vont vendre directement leur production sur les marchés hebdomadaires, à Bayeux, Caen ou Isigny. « Ceux qui allaient vendre leurs pots en charrettes, c'était pas les bons potiers, ils voulaient se débarrasser de leurs rebuts ». Mais beaucoup n'auraient pas manqué une grande foire annuelle comme celle de Lessay qui démarrait le 11 septembre et durait quatre jours.

La fin d'une époque puis un renouveau passager

Poterie sur une tombe

Pour beaucoup d'anciens potiers, la période de la Première Guerre mondiale annonce déjà le déclin de l'activité potière. Comme le dit Désiré Lefrançois, « Ce qui a tué le métier, c'est qu'il y avait trop de fabrication pour la demande ». En réalité, c'est la demande pour un certain type de production traditionnelle qui ne fera que décroître. La production laitière a fait les beaux jours des potiers normands, c'est elle qui provoquera aussi leur déclin. On voit bientôt disparaître les barattes, les serenes et les terrines à lait. « Les écrémeuses ont tué la poterie, affirme René Castel, mes prédécesseurs, dont le père Ygouf, tournaient pendant six mois de l'année des terrines à lait ». La production de poterie dite « de fantaisie » cessera également avec la Seconde Guerre mondiale. Elle ne reprendra pas.

Pourtant en 1946, Auguste Turgis, l'ancien apprenti, le premier à ne pas avoir payé pour apprendre le métier, s'installe à son compte alors même que l'entreprise de Léon Plaisance cesse bientôt son activité. L'entreprise de Bernard Guitton continue vaille que vaille jusqu'à son rachat par Jean Dubost en 1966. A cette date, elle n'emploie plus que deux tourneurs. Jean Dubost saura relancer la production en profitant du nouvel engouement pour le grès artisanal qui apparaît dans les années 70. Mais les modes passent et l'entreprise Dubost fermera vingt ans plus tard sans trouver de repreneur. Les vieux bâtiments des frères Lefrançois sont toujours debout, ainsi que le dernier four traditionnel, dernier témoin d 'une époque révolue, malheureusement abandonné désormais à la végétation envahissante.

Aujourd'hui les magasins fleurissent encore à Noron, le long de la route qui mène de Bayeux à Saint-Lô mais bien peu des céramiques proposées ont vu le jour dans les fours normands, si l'on excepte la production du dernier potier, Gilbert Turgis, petit fils d'Auguste. Il ne se prive d'ailleurs pas d'affirmer haut et fort sa différence, en grandes lettres rouges sur fond jaune : « Poterie Turgis. Tout ce que je vends : je le fabrique !!! »

Léon Plaisance, acteur et témoin

Atelier de Décoration de la Maison L. Plaisance

Né en 1881, Léon Plaisance a donc 62 ans quand Dan Lailler le rencontre pour la première fois en septembre 1943. Autant le contact avec Bernard Guitton, l'ancien instituteur, est difficile : « Vous me faites perdre mon temps, à quoi ça sert tout ça ! », autant l'accueil de Léon Plaisance est sympathique : « Très simple, affable, il me parle... ».

C'est une personnalité intéressante et remarquée dans le monde potier de Noron : « A 14 ans j'étais potier. J'avais mes parents « à l'aumône ». Pour me marier j'avais 500 francs mais comme ouvrier j'ai réussi à me monter une maison ».

Léon Plaisance débute son apprentissage chez Paul Moussel en même temps que le fils de la maison, Jules. Il y reste trois ou quatre ans. Il travaille ensuite une dizaine d'années chez Achille Bazire, avant de créer en 1908 sa propre entreprise « Au grès Normand ». Il prend à cette occasion l'initiative étonnante de faire une série de photographies de son ancien patron Achille Bazire, et d'éditer un lot de huit cartes postales décomposant le tournage de la tine et de la bouteille. Trois ans plus tard suivra une deuxième série de huit cartes également montrant cette fois les tourneurs Lacroix et Courchan, ouvriers chez Paul Moussel.

Pendant la guerre 14-18, Léon Plaisance est envoyé se perfectionner à Sèvres pour occuper un poste de contremaître à la fabrique Blanchereau du Tronquay qui fournissait l'armée en énormes bouteilles à acides : « Avec Jules Coty, on tournait en 1916 des grosses pièces de 400 litres ou touries en trois greffes, on en mettait quatre seulement dans le four, tellement elles étaient grandes. On les enfournait en les soulevant avec un palan. Pour le tournage, ça tournait tout doucement ».

C'est de là que viendra sa réputation de tourneur. « Le meilleur du pays, c'est sûrement Léon Plaisance, dira de lui Jules Moussel, ses ouvriers sont de bons ouvriers, Plaisance n'en tolérerait pas des mauvais ! ».

Son passage à Sèvres aura sur lui une influence importante. Il n'aura de cesse après la guerre de moderniser son entreprise. Dès 1919 ou 1920, il équipe son atelier de tours électriques fabriqués d'après ses plans par un certain Marie, ferronnier d'art à Bayeux. « Quand une pièce se casse, n'importe quel ouvrier peut la réparer ».

A la même période il construit un petit four rond en briques réfractaires recouvert à l'extérieur de ciment. Ce petit four servira à la fabrication de la poterie dite « de fantaisie ». Il édite alors deux nouvelles cartes postales où il se met en scène lui-même. Sur la première, on le voit au tour à côté de ses trois ouvriers. Lui seul, à gauche, tourne une forme décorative, ses tourneurs se cantonnant à la production traditionnelle de bouteilles et mahons.

Sur la deuxième carte, on le retrouve debout à gauche avec son épouse Marguerite, assise en bout-de-table. A noter les coiffures « années 20 » des jeunes ouvrières et la posture naïve de l'ouvrier debout près du compteur électrique qui n'est là que pour montrer que le progrès a bien fait son entrée dans l'entreprise Plaisance. Cette pièce contiguë à l'atelier de tournage sert donc à la décoration des poteries dites « de fantaisie ». Ce type de production a connu une grande vogue entre les deux guerres, « malheureusement ! », écrira Lailler dans son carnet en la jugeant « le plus souvent d'un très mauvais goût ».

Léon Plaisance construit un second four beaucoup plus grand en 1930, en s'inspirant toujours des fours vus à Sèvres pendant la Grande Guerre. Rectangulaire, d'un volume de quarante m3, il fait 7m40 de long sur 3m85 de large (cotes extérieures). La hauteur intérieure est de 2m80. Il a six foyers, disposés trois par trois latéralement et possède une cheminée d'une hauteur impressionnante.

En 1945, à la fin de son enquête, Lailler note que l'entreprise Plaisance emploie cinq tourneurs, trois décoratrices, cinq manoeuvres, un apprêteur de terre, trois casseurs de bois et que de plus l'entreprise fait travailler onze bûcherons en forêt de Balleroy. Léon Plaisance travaille encore, bien qu'il laisse désormais la direction de l'entreprise à son fils Henri, né en 1908.

Et pourtant, l'entreprise est proche de sa fin. Marc Pillet nous indique, sans autre précision, dans son livre « Potiers et poteries populaires en France » que l'entreprise Plaisance cesse son activité dès 1949.

La démonstration de tournage d'Achille Bazire

Achille Bazire
Achille Bazire
Achille Bazire
Achille Bazire

Sur la série de huit cartes postales réalisée en 1908 par Léon Plaisance, les quatre premières montrent le tournage d'une tine ou boîte à lard. On y voit Achille Bazire dit le bochu (le bossu) qui porte la tenue traditionnelle du tourneur, le blodin, blouse à manches courtes en coutil, grise à rayures bleues.

Bazire tient en main le touernou. Il a fixé sur le tourbillot, un pateu double. La roue en fonte de 70 kilos permet de percer jusqu'à 40 kilos de terre.

Sur la seconde carte, le haut du pateu a servi à tourner la greffe qui a été retirée grâce à un cercle en métal, comme ceux que l'on voit accrochés au mur. Cette greffe est posée sur le corsié. Le reste du pateu sert à tourner le pied. Avant le greffage, Bazire chauffe le pied pour lui donner de la rigidité à l'aide d'une chaufferette que l'on voit posée à gauche en bas de la première carte. Il fait tournoyer la chaufferette à bout de bras pour réactiver les braises, puis celle-ci est posée d'abord sur un platin, petit plateau en fer, à languette pour la prise, que l'on pose au fond de la poterie. On surélève ensuite la chaufferette en intercalant un pichet entre celle-ci et le platin. Il faut que le pied fume, ce qui prend à peu près une dizaine de minutes pendant lesquelles le tourneur s'occupe généralement à préparer de la terre pour les pièces suivantes. A noter la présence de la pige à encoches, appuyée contre le mur, qui sert à contrôler le diamètre des deux parties.

Les deux dernières cartes montrent la pose de la greffe ou greffage, puis la finition du rebord plat de la tine avec une atelle de bois.

A noter en bas à gauche de cette série de cartes la présence d'un grand « pot à fleur » qui est en réalité ce fameux badingue qui servait au transport de la margarine.

Les quatre cartes suivantes, non reproduites ici, montrent le même Achille Bazire tournant la bouteille avec cette fois à gauche, son épouse Judith, habilleuse de pots qui aplatit et anse les bouteilles et à droite, le père Chevalier, le batteu de terre, qui prépare les pateus pour le tourneur.

Yvon Le Douget