Yohen Temmoku, des bols mythiques

L'Inaba Temmoku, le plus connu des Yohen Temmoku.

Ils sont trois Yohen Temmoku, tous au Japon et classés « Trésors Nationaux ». Ce sont trois bols Jian produits en Chine dans la province du Fujian par les potiers de la fin de l'époque Song, au XIIIe siècle de notre ère. L'aspect qu'ils offrent est rarissime et le mot Yohen en japonais évoque « le scintillement dans le ciel d'une nuit étoilée ». Un d'entre eux se trouve dans un musée privé d'Osaka, le Fujita Art Museum, un autre dans le Ryokoin, un des temples secondaires du temple bouddhiste Daitoku-ji de Kyoto, mais le plus célèbre et le plus spectaculaire des trois, celui qui fait presque toujours la couverture des nombreuses publications japonaises, est conservé précieusement au Seikado Bunko Art Museum de Tokyo et connu aussi sous le nom d'Inaba Temmoku. On a écrit que, profondément impressionné à la vue de ce bol, Ishiguro Munemaro (1893-1968) a décidé alors du choix d'une carrière qui le mènera jusqu'au titre de Trésor National Vivant en 1955 dans le domaine des glaçures au fer.

Petit rappel historique

L'Inaba Temmoku, le plus connu des Yohen Temmoku.

C'est au début du XIIIe siècle que des moines bouddhistes japonais, venus se former auprès de leurs confrères chinois au monastère Tiantong-Si au pied du mont Tianmu dans la province du Zhejiang, remarquent ces petits bols utilisés pour la consommation rituelle du thé. Séduits par leur beauté, ils en rapportent au Japon, les nommant Temmoku, transcription japonaise du nom Tianmu. C'est en 1935 que le sinologue américain James Marshall Plumer retrouve trace des lieux de production de ces bols dans trois petits villages autour de la ville de Shuijin au nord de la province du Fujian, 300 kilomètres au sud du mont Tianmu. Plumer découvre, impressionné, d'énormes collines de déchets de cuisson, accumulation de millions de bols collés dans leurs casettes, rebuts d'une production de plusieurs siècles. D'immenses tranchées de 20 mètres de profondeur pour autant de large tailladent ces collines exploitées comme des carrières à ciel ouvert. Lorsque les travaux des champs leur donnent quelque répit, les paysans locaux y recherchent occasionnellement bols intacts ou réparables. Plumer ayant reçu l'hospitalité dans une famille paysanne, il se voit offrir le thé dans un bol Jian. Avant de partir, il peut photographier les nombreux bols qui font partie de l'équipement ordinaire de la maison. « Peu de musées en possèdent autant » écrit-il.

Un Yuteki Temmoku (taches d'huile).

Plumer ne trouve pas trace des fours. Ce sont les archéologues chinois qui, au cours de campagnes de fouilles successives de 1955 à 1992, trouveront les fondations de dix fours dont sept datent de l'époque Song. Ils sont de type dragon à chambres et construits en briques. Ils font en moyenne entre 50 et 80 mètres de long mais le plus grand a été mesuré à près de 124 mètres de long pour une largeur variant de 0,95 mètre à 2,30 mètres. On estime qu'il était possible d'y cuire 100 000 bols en une seule fournée !

Yuteki et Nogime Temmoku

Un Nogime Temmoku (fourrure de lièvre) à irisation bleue.

Ces petits bols en grès, généralement à la taille des deux mains réunies, sont faits d'une terre sombre et grossière, comme le montrent les pieds laissés nus. La couverte, amincie sur la lèvre, forme flaque au fond du bol et bourrelet épais au quart inférieur du pied tournassé. Son aspect décline toute la palette des glaçures riches en fer, au gré des multiples paramètres de température, d'atmosphère, de durée de cuisson et de refroidissement. Pourtant, on peut soupçonner une grande homogénéité dans l'élaboration de la glaçure. N'y entrent sans doute que deux matériaux : une argile riche en oxyde de fer, peut-être celle du tesson mais affinée, et une cendre de bois, la part de cette cendre pouvant varier de 20 à 30%. Les bols les plus ordinaires ont une couleur uniforme allant du marron au noir, d'autres offrent des aspects plus riches qui retiennent particulièrement l'attention des collectionneurs. Les Japonais nomment Yuteki Temmoku les bols dont la glaçure a développé des petites taches brunes ou argentées sur fond noir, ce que nous appelons « taches d'huile ». Si ces taches s'allongent, le décor change et prend le nom de « fourrure de lièvre » (Nogime Temmoku). Dans les deux cas, le phénomène, décrit et expliqué par Daniel de Montmollin, tient à la réduction tardive de l'oxyde de fer en atmosphère oxydante, l'oxygène libéré par la glaçure créant bouillonnement et formation de ces taches en fin de cuisson. Le passage de l'un à l'autre, de « taches d'huile » à « fourrure de lièvre », tient, soit à une température plus élevée, soit à une cuisson prolongée ou peut-être aussi à une re-cuisson. Un autre aspect de cette glaçure décrit dans un vieux texte chinois par l'expression « plumage de perdrix », donne lieu à des interprétations divergentes. Pour Plumer, il décrit un stade intermédiaire entre « taches d'huile » et « fourrure de lièvre », mais pour Nigel Wood, la réponse se trouve sans doute sur un tesson découvert en 1990 sur le site de fouilles de Jianyang. Celui-ci montre un décor de petites taches blanches disposées intentionnellement sur le fond de glaçure noire. Il n'existerait apparemment pas de bol intact de ce type.

L'énigme des irisations

Un « plumage de perdrix » pour Nigel Wood.

Certains de ces bols à effets présentent une irisation partielle ou générale bleutée. Cet aspect irisé et changeant, qui les rapproche des fameux Yohen Temmoku, reste une énigme et une rareté. En mai 2011, dans une vente londonienne, un bol Nogime Temmoku, « fourrure de lièvre » argenté à irisation bleue a trouvé preneur pour la somme impressionnante de 1 105 250 livres sterling !

Le céramiste Jean Girel pense que ce phénomène d'irisation pourrait s'expliquer par une succession de phases oxydantes et réductrices au cours du refroidissement, mais il reconnaît que « si la physique nous apprend que l'irisation est le fait d'une pellicule superficielle bien plus mince que le micron, dont l'indice de réfraction est légèrement différent de celui de la couverte elle-même, elle ne nous renseigne que sur le résultat et non sur l'origine de cet effet8 ». En 2005, le céramiste américain Hank Murrow indiquait sur un forum internet qu'il avait eu la chance d'obtenir un effet d'irisation avec une cendre de bois non lavée et émettait l'hypothèse que les éléments solubles apportés par cette cendre favorisaient le phénomène. Si l'irisation peut apparaître sur la totalité du bol, le décor si particulier des trois Yohen Temmoku ne se développe qu'à l'intérieur de ceux-ci, l'extérieur des bols montrant une glaçure d'un noir quasiment uniforme. C'est là qu'il est tentant d'imaginer que la migration des éléments solubles pourrait former une couche infime de nature différente à la surface de l'émail. Cette migration se faisant au gré d'une évaporation ascendante au cours du séchage de la terre et de l'émail, elle expliquerait que les apports des éléments solubles des couches externe et interne se rejoignent et se concentrent à l'intérieur du bol. Simple hypothèse bien sûr mais reconnaissons que les « accidents contrôlés » et autres « incidents naturels volontairement provoqués » des ouvrages des Beurdeley ou de Tregear nous laissent depuis longtemps sur notre faim.

Bols Jian « fourrure de lièvre » avec variations d'aspect et de taille. Le bol collé dans sa casette est un rebut de cuisson. (coll. part.)

On dit que dans les collines de déchets au nord du Fujian, il n'a jamais été trouvé aucun tesson montrant quelque similitude avec ces trois Yohen Temmoku. Cela n'empêche pas nombre de céramistes japonais de mener une recherche passionnée et, dans cette « quête du Graal », journaux et revues offrent parfois leurs couvertures et leurs colonnes aux résultats les plus approchants.

Yvon Le Douget